Beaubourg Wine Tour Évasion Viticole

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Quand le phylloxéra a bouleversé le Beaujolais et le Mâconnais : une révolution dans les vignobles

Voyage au cœur des vignobles du Beaujolais et du Mâconnais

4 novembre 2025


Le phylloxéra, fléau venu d’ailleurs : comprendre l’ennemi invisible

Le phylloxéra (Phylloxera vastatrix), est un minuscule insecte, originaire d’Amérique du Nord, débarqué accidentellement en Europe vers 1863. Capable d’attaquer la vigne sous terre en rongeant ses racines, il provoque lentement mais sûrement la mort des ceps. Contrairement à d’autres maladies de la vigne, il était presque invisible à l’œil nu, ce qui a retardé l’identification du coupable et la mise en place de moyens de lutte appropriés.

Ce ravageur a trouvé en France un terrain d’expansion idéal : près de 2,5 millions d’hectares de vignes étaient alors plantés en cépages européens (Vitis vinifera), très vulnérables, contrairement aux vignes américaines qui, elles, y résistaient naturellement (Larousse).

Déferlante en Bourgogne sud : dates et vitesse de propagation

La brèche s’est ouverte dans le sud de la France dès la décennie 1860, mais le Beaujolais et le Mâconnais – tout comme la Bourgogne entière – ont d’abord espéré rester à l’écart. Mais l’illusion fut de courte durée.

  • Premiers signalements : Le phylloxéra est repéré pour la première fois dans les vignobles du Rhône en 1874, puis dans le Mâconnais en 1877. Il touche quasi simultanément le sud Beaujolais début 1878 (source : Archives départementales du Rhône).
  • Progression rapide : Il gagne du terrain à raison de 10 à 15 km par an sur certains secteurs. En moins de quatre ans, la quasi-totalité du vignoble mâconnais est contaminée. Le Beaujolais subit l’assaut de 1878 à 1890 : seuls quelques îlots resteront exempts, et provisoirement.
  • Chiffres frappants : En 1884, sur les 10 000 hectares du Mâconnais, plus de 70 % sont détruits ; le Beaujolais aura perdu dans la décennie suivante près de 60% de ses ceps adultes (source : Denis Thomas, Bourgogne, grands vins et petits villages, 1988).

Des paysages méconnaissables : conséquences sociales et économiques

Le passage du phylloxéra ne se résume pas à un simple problème agricole. Il bouleverse tout un monde rural, fondé sur la vigne depuis des générations. Dans le Mâconnais comme dans le Beaujolais, viticulteurs, propriétaires, ouvriers de la vigne et artisans sont confrontés à une crise d’une ampleur inédite.

  • Des villages exsangues : Dans les années 1880, la région de Mâcon enregistre une chute drastique du nombre de vignerons. Exemple : à Davayé, le registre paroissial recense 224 chefs d'exploitation en 1866, seulement 73 en 1888 (source : Archives municipales de Davayé).
  • Migration rurale : De nombreux habitants, privés de ressources, quittent les villages pour chercher du travail en ville ou dans d’autres régions de France. Certains se tournent vers Lyon, d’autres vers la vallée de la Saône.
  • Une économie à terre : Les pertes financières sont abyssales : selon Paul Saignol (historien du vin), la valeur du vignoble mâconnais chute de près de 80 % entre 1877 et 1890. Les terres abandonnées se couvrent de friches ou servent à d’autres cultures moins rentables, parfois jusqu’aux années 1910.

L’ingéniosité en réponse à la crise : techniques de lutte et adaptation

Face à cette catastrophe, les vignerons du Beaujolais et du Mâconnais expérimentent toutes sortes de solutions, parfois farfelues, souvent inefficaces, avant d’adopter celles qui changeront le visage du vignoble français.

  • Inondations et sulfocarbones : Certains tentent de noyer leurs vignes (solutions jugées en partie efficaces mais coûteuses et peu applicables dans les secteurs de coteaux), ou encore d’injecter des gaz toxiques (sulfocarbones) dans le sol. Les résultats restent très limités.
  • Greffage sur porte-greffes américains : La vraie solution vient des États-Unis : réencépager tout le vignoble en greffant les cépages locaux sur des porte-greffes résistants d’origine américaine. Cette opération, entamée dès 1885 dans le Mâconnais, révolutionne les pratiques culturales.
  • Formation et solidarité : La crise conduit à la création des premières sociétés de secours mutuel entre vignerons, qui s’entraident pour acheter des porte-greffes ou des outils de greffage.

Chiffres clés sur la replantation

  • Entre 1885 et 1900, 95 % du vignoble mâconnais est replanté sur porte-greffes américains (source : C. Liger-Belair, Histoire de la vigne et du vin en Bourgogne, 2011).
  • Dans le Beaujolais, le greffage s’accélère après 1890 : on compte 16 000 hectares de nouvelles plantations entre 1891 et 1905.
  • Le coût du « renouveau phylloxérique » : le prix du greffage équivaut à près de 3 années de revenus pour de nombreux petits exploitants ; certains doivent vendre terres et maisons pour financer la reconstitution des parcelles.

Une mutation profonde des paysages et des cépages

La crise du phylloxéra n’a pas simplement effacé des vignes : elle a remodelé le paysage viticole et permis une véritable « reconstruction » des terroirs.

  • Sélection des terroirs les plus adaptés : Une partie des surfaces, jugées médiocres avant la crise, ne seront pas replantées. On réduit la vigne sur les pentes les mieux exposées, au profit parfois de cultures céréalières ou fruitières ailleurs.
  • Évolution des cépages : Le Gamay noir à jus blanc (Beaujolais) et le Chardonnay (Mâconnais) dominent largement à la replantation. D’autres cépages anciens ne sont pas retrouvés après la crise, marquant une uniformisation génique et stylistique.
  • Modernisation de la viticulture : Le recours aux greffes, à de nouveaux outils, la mise en place des traitements préventifs et le développement de coopératives fédèrent le travail des vignerons, marquant le début d’une ère nouvelle.

Anecdotes de vignerons

  • À Juliénas, certains racontent que lors des grandes replantations, la main-d’œuvre affluait de régions entières pour prêter main forte : la période du greffage marquait de véritables fêtes de villages, ponctuées de repas collectifs et de chansons populaires venues d’ailleurs (témoignages recueillis dans Vignes et vignerons du Beaujolais, 1850-1930).
  • Dans le Mâconnais, on conserve parfois sur certaines parcelles familiales des pieds dits « francs de pied » : de très rares ceps, aujourd’hui centenaires, ayant miraculeusement survécu à la crise, témoins émouvants de ce tournant historique.

Patrimoine viticole et héritages du phylloxéra

L’impact du phylloxéra ne s’arrête pas au plan économique : il a profondément marqué la vision du vignoble et le rapport des habitants à leur terroir.

  • Naissance d’une conscience vigneronne : Le désastre a favorisé la création des premières écoles d’agriculture et d’œnologie, des syndicats de vignerons et, plus tard, l’obtention d’appellations d’origine contrôlée. C’est directe suite à la crise qu’apparaissent les premières démarches collectives pour défendre la qualité et la typicité des vins locaux.
  • Développement des sociétés de secours mutuel : Ces associations, actrices majeures de la reconstruction, existent encore de nos jours, sous la forme de caves coopératives et de fêtes du vin célébrant la solidarité retrouvée.
  • Leg paysager et architectural : Friches boisées, cadoles abandonnées, terrasses reconverties… le paysage porte encore les traces de ces décennies noires, mais aussi de la renaissance qui s’ensuivit.

Regard vers aujourd’hui : la mémoire du phylloxéra dans le Beaujolais et le Mâconnais

Aujourd’hui, la menace du phylloxéra reste sous contrôle grâce aux porte-greffes américains, mais la crise du 19e siècle est encore présente dans les mémoires. Des panneaux pédagogiques, des musées locaux comme celui de Romanèche-Thorins ou de Juliénas, retracent cet épisode fondateur.

Si les vignobles du Beaujolais et du Mâconnais réjouissent aujourd’hui les amateurs, c’est en grande partie aux leçons tirées de cette crise et à la résilience de ses vignerons qu’ils le doivent. Le patrimoine viticole s’est enrichi de nouvelles pratiques, d’une culture coopérative et d’une inventivité qui font aujourd’hui la richesse et la diversité de ces terroirs.

À chaque dégustation, difficile d’oublier qu’une grande part du charme des paysages viticoles est le résultat d’une lutte acharnée contre l’adversité. Le phylloxéra a laissé plus de cicatrices que de rides : celles d’une renaissance qui s’inscrit durablement dans l’histoire et le cœur des vignobles du Beaujolais et du Mâconnais.

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